Victor Crombez fut une personnalité marquante d’Orcq durant la deuxième moitié du XIXe siècle. Le château de la Marlière qu’il y avait construit en 1844 a appartenu à ses descendants jusqu’en 1920. Son arrière-petit-fils, le comte Henri Costa de Beauregard, né en 1897, passait régulièrement ses vacances à la Marlière à Orcq avant la Première Guerre mondiale. J’ai pu retrouver le souvenir de ses séjours orcquois dans des mémoires non publiés : « Souvenirs de famille » datés de 1968. Il est probable que ces souvenirs avaient trait à plusieurs familles. J’ai eu accès aux souvenirs relatifs aux familles Crombez et Montmort.
Voici un résumé de ses commentaires à propos d’Orcq et du château ainsi que des séjours qu’il y a effectués.
L’habitation a été totalement transformée par son arrière-grand-père qui l’avait agrandie, rehaussée d’un étage et à laquelle il avait ajouté des tours d’angle. Nous savions déjà par les plans de l’enregistrement que le château initial construit en 1844 à la place de l’ancien, abattu, a subi plusieurs transformations et ajouts tout au long de la seconde moitié du XIXe siècle. Le témoignage d’Henri Costa de Beauregard (que nous appellerons Henri dans la suite du texte) nous apprend cependant qu’il y a eu adjonction d’un étage, ce qui nous semble étonnant, mais que nous ne pouvons vérifier par les plans du cadastre qui ne sont pas établis en élévation. Des tours d’angle existaient déjà sur le plan initial du cadastre de 1845, mais peut-être ont-elles été agrandies plus tard. Le tout était disparate et vraiment très laid dit l’auteur. Par contre, le parc était très beau, il l’est d’ailleurs resté.
Le fils de Victor, Victor Auguste qu’on appelait Auguste, était le grand-père maternel d’Henri. Il mourut en 1911. Il avait un caractère gai et amène bien qu’il fût torturé par la goutte dont il souffrait perpétuellement à en crier. On accusait la bonne chère ou le bourgogne cher aux Belges, mais on n’avait jamais vu dans le verre du grand-père autre chose que du Vittel. Son seul travers était l’usage de cigares qu’il fumait pendant d’interminables réussites tandis que les petits –enfants, peu sensibles à la fumée, plongeaient avec délices dans l’histoire naturelle de Buffon et Lacépède. La plupart des visiteurs reculaient devant l’atmosphère opaque créée par la fumée des cigares à l’exception du régisseur, Monsieur Ponthieu et du garde-chasse Emile, dont l’odorat devait être altéré par la puanteur des furets qu’il sortait de ses poches à la plus grande joie des enfants…
Grâce à la sagacité de Michel Hernould, un des rares Orcquois connaissant très bien les anciennes familles de son village, nous avons pu identifier le garde : il s’agit d’Emile Henry qui était en même temps cultivateur et exploitait une ferme appartenant aux Crombez située au n° 476 de la chaussée de Lille. Plus tard, les Crombez vendirent la ferme aux Henry. Le fils du régisseur, Maurice Ponthieu, épousa en 1917 la fille du garde Irma Henry.
La chasse
La chasse étant la grande passion des Crombez, Henri ne pouvait pas ne pas en parler.
La veille des jours de chasse, la table du bureau du grand-père était couverte des plans des terres afin de combiner les battues du lendemain en tenant compte du vent présumé, des mauvais voisins embusqués dans leurs enclaves, de la courte durée des jours d’automne, du manque d’enthousiasme des rabatteurs dans les betteraves mouillées…
Ces plans de terre étaient des plans Popp qui étaient toujours conservés à la Marlière en 2010. Ils ont été offerts par les Letartre, propriétaires actuels, aux archives de Ligne 4.
Les chasses à Orcq étaient réputées pour leur belle densité de perdreaux. Les habitués étaient Louis De Clercq et les Boisgelin (beaux-frères d’Auguste Crombez), Achille Adam (banquier et homme politique français), le général Baudens. L’oncle Raymond amenait sa génération : ses amis d’Hoogworst, Marcel de Vigneron, Maurice d’Oultremont, gais, spirituels et excellents fusils. Les voisins, les Maulde, les Lannoy étaient aussi invités.
Ce qui stupéfiait les invités et surtout les Français était de voir dans le parc où on ne tirait jamais, d’énormes lièvres broutant l’herbe comme des vaches et des faisans picorant le maïs à quelques pas, sûrs de l’impunité.
L’année 1911, celle du décès d’Auguste Crombez, fut très chaude et exceptionnelle pour le gibier : à l’heure du goûter, on apportait des brouettes de glace (il existait une glacière à la Marlière) pour rafraîchir les chasseurs et certains entouraient par moments les canons de leurs fusils avec des mouchoirs mouillés pour les refroidir. Ce fut le chant du cygne de la chasse, car à partir de 1914 les Allemands chassèrent à la place des Crombez et de leurs invités.
La saison de chasse avait aussi d’autres aspects agréables pour les jeunes de la famille : les invités leur apportaient en effet des chocolats. Il y avait aussi parfois la chance de faire le quatorzième invité à un déjeuner de chasseurs superstitieux.
La plantureuse Belgique
Les meilleurs souvenirs d’enfance d’Henri se situent à Orcq et la vie qu’on y menait était, dit-il, large, un peu à l’image de la plantureuse Belgique…
Bien que le château bâti par son arrière grand-père fût laid à ses yeux, il était confortable. En note, à la fin de son récit, il dit qu’Orcq était confortable par rapport à Montmort et Beauregard où la parcimonieuse eau des tubs était récupérée pour d’autres usages. A Orcq il y avait l’eau à tous les étages et même une baignoire, mais, située dans un sous-sol obscur, elle ne servait jamais ! Le chauffage était efficace : une énorme bouche en fonte noire soufflait de l’air chaud dans les escaliers et les corridors. Le gaz acétylène donnait une lumière appréciée par rapport au pétrole ou aux bougies utilisés en ce temps.
A Orcq, tout était empreint de bonhommie et les habitués des nombreux chemins de servitude qui traversaient la propriété connaissaient les jeunes de la famille et les appelaient par leur prénom. Tous les dimanches, les habitants d’Orcq voyaient aussi la famille à la messe dominicale et lors des vêpres. Il y avait cependant parfois des inconvénients à être trop bien connu. Un jour Henri avait tiré à la carabine à plombs sur un chien vagabond, ce qui lui valut un sermon du garde Emile : il avait été repéré.
Les serres
Une partie du parc était dévolue aux serres. Des serres froides pour le raisin, des tempérées, des chaudes pour les camélias et les palmiers et des tropicales pour abriter la collection d’orchidées formée par le grand-père qui savait même les hybrider. L’oncle Raymond (Crombez) tenait de lui cette disposition et dirigeait les jardiniers. Les enfants passaient des heures à y jouer à cache-cache et cela arrangeait les gouvernantes qui préféraient la tiédeur des serres à la monotonie boueuse et glacée de la plaine.
Plaisirs d’hiver
Quand la glace du grand étang portait (note : probablement celui creusé vers 1878 au nord de la propriété par Victor Crombez) on patinait. Parfois des soirées sur glace étaient organisées avec des lanternes vénitiennes, des feux de Bengale et du vin chaud. L’âge des enfants ne leur permettait pas d’assister aux nocturnes, mais ils avaient la charge du bois pour le feu et de l’accrochage des lampions. Par contre, les enfants avaient largement part aux festivités de Noël à l’occasion desquelles de très grands arbres de Noël étaient dressés, si beaux qu’Henri n’en vit jamais plus de pareils par la suite. Ils étaient installés dans une importante serre, espèce de jardin d’hiver, sablée de blanc, qui enjambant l’étang, réunissait le grand salon au parc.
Il s’agit du jardin d’hiver datant de 1853 et dont l’inauguration a été relatée dans Ligne 4 N° 0 de février 2008 page 16 – Voir photo ci-dessous.
Lors de ces fêtes de Noël, les enfants du village étaient conviés très nombreux et repartaient nantis d’oranges, de chocolat, de pain à la grecque, de mitaines et de jouets. A ces occasions, les nannies (gouvernantes) avaient des scrupules à laisser leurs protégés se mêler à la foule des enfants du village enrhumés et aux nez coulants. Mais c’était une démonstration de la supériorité de l’éducation britannique dispensée à la Marlière : « Well behaved children blow their noses » « Des enfants bien éduqués se mouchent le nez »
Les tableaux vivants de l’oncle Raymond
Henri se souvient que par deux fois l’oncle Raymond organisa des tableaux vivants. Tout Orcq et des voisins choisis participaient à ces tableaux. Il s’agissait d’évoquer pendant quelques secondes d’immobilité absolue des tableaux connus que l’assistance essayait de deviner.
Tout cela nécessitait une mise au point exacte et minutée ainsi qu’une mobilisation de toute la maisonnée pour faire les costumes, l’habillage, les accessoires et le réglage des éclairages, ce qui était peu commode avec le gaz. Les répétitions étaient sérieuses et se déroulaient sous la direction de l’oncle Raymond. Henri décrit ensuite quelques tableaux qui furent présentés.
L’un représentait la Princesse Tarakanova prisonnière dans son cachot envahi par la Néva (dame russe d’origine incertaine qui se prétendait descendante des Tsars et qui fut emprisonnée par Catherine II) voir photo ci-dessous, peinture de 1864 par Konstantin Flavitsky.
Le tableau vivant représentait la malheureuse, grimpée sur son grabat assaillie par deux gros rats d’autant plus horrifiques qu’ils avaient été naturalisés quelques jours auparavant. Henri n’avait droit qu’à des rôles modestes d’enfant. C’est ainsi qu’il fut enfant de chœur allumant les cierges devant les corps suppliciés des comtes d’Egmont et de Hornes, lors de la représentation du tableau de Gallait. Il eut cependant son heure de gloire lorsque, frisé au fer, poudré au talc, ailé, les yeux bandés il incarna Cupidon tendant son carquois à deux déesses drapées de blanc : mesdames de Lévis et de Lannoy… le tout sur fond bleu ciel, le modèle étant une bonbonnière de Wedgwood.
La musique à Orcq
La mère d’Henri et le frère de cette dernière qui n’était autre que l’oncle Raymond étaient tous deux très musiciens. A la Marlière on avait aussi, dans le voisinage Mr Tonnelier, pianiste de talent et Madame de Lévis née Beauffort qui s’était découvert une voix étendue et chaude qu’elle travaillait.
Les préférés de la mère d’Henri étaient Bach et Brahms qu’on jouait beaucoup. Chantal de Lévis aimait les mélodies de Fauré et surtout Debussy. L’oncle Raymond qui avait été plusieurs années à l’ambassade belge de Saint Petersbourg en avait rapporté le goût de la musique russe qui paraissait à l’époque très moderne.
Petit clin d’œil de l’histoire : Chantal de Beauffort était la petite fille de Marie Victoire Luytens dont le père était seigneur de Clavante. Cette seigneurie avec celle de la Marlière étaient toutes les deux situées à Orcq.
Ici se terminent les années heureuses. Après le décès d’Auguste Crombez, grand-père d’Henri, la Marlière échut par tirage au sort aux Costa de Beauregard.
La famille dut céder la propriété aux Allemands en 1914. Le spectacle offert aux propriétaires en 1918 après l’Armistice était désolant. Les Allemands pensaient que le château serait occupé, comme il l’avait été jusque-là, par un état-major et des bombes à retardement avaient été posées dans les caves. Après leur explosion il ne resta que les murs extérieurs, eux-mêmes lézardés comme par un tremblement de terre.
Un grand avion allemand émergeait partiellement de l’étang.
Tout le mobilier a disparu pendant la guerre à l’exception de quelques pièces sauvées par les religieuses du village qui se glissaient dans la maison entre deux groupes d’occupants pour emporter ce qu’elles pouvaient. Le seul objet valable sauvé fut un reliquaire en ébène et bronze doré portant le poinçon des Lefebvre (ancêtres des Crombez) et qui avait été offert par le conseil paroissial d’Orcq à Mme Auguste Crombez en reconnaissance de ses bienfaits.
Pages de souvenirs d’enfance d’une époque qui ne reviendra plus. On oscille entre la comtesse de Ségur et le Grand Meaulnes. Bien que la vie des paysans d’Orcq, il ya 120 ans, était empreinte de beaucoup plus de rudesse et marquée par la pauvreté elle connaissait aussi des moments de douceur et de culture. Mon seul souci a été d’être le fidèle interprète d’Henri Costa de Beauregard
Je tiens à remercier Xavier Crombez Rémond de Montmort et Francis Taquet pour les photos qui illustrent l’article.