Les tableaux vivants, un divertissement oublié pratiqué au début du XXe siècle au château de la Marlière à Orcq


Au XIXe siècle et au début du XXe, la Marlière à Orcq était la propriété de la famille Crombez. C’est Victor Crombez qui vers 1845 y avait fait construire le château néo-gothique détruit par les Allemands en fin octobre début novembre 1918. Henri Costa de Beauregard et dixième marquis de Beauregard[1] et arrière-petit-fils de Victor Crombez a laissé des mémoires inédits dans lesquels il fait allusion aux tableaux vivants organisés à la Marlière par son oncle Raymond Crombez.[2] Issues des archives privées du petit-fils d’une des figurantes de ces tableaux, des photos illustrent ce divertissement pratiqué dans les familles aristocratiques de l’époque[3]. Le tableau vivant : Communément défini comme un arrangement de personnes vivantes, mais figées reproduisant une composition artistique, que ce soit une peinture, une sculpture, une estampe ou une scène littéraire, le tableau vivant aurait connu son apogée au début du XIXe siècle avant de déchoir en simple divertissement populaire.[4] Goethe le définissait comme un hybride entre la peinture et le théâtre.

Voici ce qu’en dit, en 1968, Henri de Beauregard, environ 10 ans à l’époque: Par deux fois l’oncle Raymond organisa des tableaux vivants. Tout Orcq et des voisins choisis participaient à ces tableaux. Il s’agissait d’évoquer pendant quelques secondes d’immobilité absolue des tableaux connus que l’assistance essayait de deviner. Tout cela nécessitait une mise au point exacte et minutée ainsi qu’une mobilisation de toute la maisonnée pour faire les costumes, l’habillage, les accessoires et le réglage des éclairages, ce qui était peu commode avec le gaz. Les répétitions étaient sérieuses et se déroulaient sous la direction de l’oncle Raymond.

Les figurants :

nous reprenons en italiques la façon dont ils sont désignés sur les photos :

Le comte Charles de Beauffort. 1872-1928.

La comtesse Charles de Beauffort. Née de Riquet de Caraman. 1881-1975. Le couple habitait au château de Bossuit.

Henri Costa de Beauregard. C’est le marquis Henri Costa de Beauregard cité plus haut, neveu de Raymond Crombez

Raymond Crombez. 1879-1949. Par arrêté royal du 2 mai 1910 il pourra adjoindre à son nom celui de sa mère, Rémond de Montmort, dont la famille était éteinte par les mâles. 1897-1984

Madame Raymond Crombez. Née de Froidefond de Chatenet de Florian.

Le baron d’Hoogvorst

Le comte de Lameth. 1875-1956

La comtesse de Lameth. Née Suzanne Crombez sœur de Raymond. 1883-1963.

La comtesse Charles de Lannoy. Née Suzanne de Baillet-Latour. 1877-1966.

Le comte Ferdinand de Lannoy. 1873-1929. Charles et Ferdinand de Lannoy sont frères, fils de Ferdinand père et Marie Joséphine de La Pierre de Frémeur. Ils habitaient Velaines.

Le comte Philippe de Lévis-Mirepoix

La comtesse Philippe de Lévis-Mirepoix. Née de Beauffort, sœur de Charles cité ci-dessus. 1877-1919. Le couple habitait au château de Bossuit

Le vicomte Charles de Maulde. Il habitait le château de Ramegnies-Chin.

Les portraits :

Ils ont été réalisés par Gustave Triebels, 31 marché aux Jambons à Tournai, en 1907.

1 Le portrait de l’impératrice Joséphine

Pierre-Paul Prud’hon un des artistes favoris de Napoléon et de Joséphine de Beauharnais, a réalisé ce portrait de 1805 à 1809. Il représente l’Impératrice dans le parc de la Malmaison. Au décès de l’Impératrice, en 1814, il revient à sa fille la reine Hortense. Il est définitivement acquis par le Musée du Louvre en 1879. Redonnons la parole à Henri Costa de Beauregard : Je vois encore, de Gérard, « Joséphine à la Malmaison », pensivement assise sur son rocher, personnifiée par tante Charlotte (Mme Raymond Crombez). La photo représentée ici est cependant bien inspirée du tableau de Prud’hon. Le tableau de Gérard représente l’impératrice assise sur un fauteuil.

Le portrait de l’impératrice Joséphine

Le portrait de l’impératrice Joséphine

2 Le portrait de la Grande Mademoiselle

La Grande Mademoiselle 1627-1693 : c’est Anne Marie Louise d’Orléans, petite-fille d’Henri IV et cousine germaine de Louis XIV. À gauche la photo de Lady Maud Warrender née Ethel Maud Ashley-Cooper 1870-1945, chanteuse et comédienne amateur anglaise qui se produisait gratuitement pour des galas de charité. Elle est photographiée dans le rôle de Grande Mademoiselle. En bas madame Philippe de Lévis-Mirepoix dans le tableau vivant inspiré de la photo.

Le portrait de la Grande Mademoiselle

Le portrait de la Grande Mademoiselle

3 Le portrait de la princesse Tarakanova

Le tableau du haut représente la princesse Tarakanova dans un cachot. C’est une Russe d’origine incertaine qui se prétendait descendante des Tsars et qui fut emprisonnée par Catherine II. La peinture date de 1864, elle a été réalisée par Konstantin Flavitsky.

Voici ce qu’en dit Henri Costa de Beauregard dans ses « Souvenirs de famille » : « La Princesse Tarakanov »prisonnière dans son cachot inondé par une crue subite de la Néva : la malheureuse grimpée sur son grabat était assaillie par deux gros rats d’autant plus horrifiques que pris quelques jours avant ils étaient tout fraichement naturalisés !

On retrouve madame Charles de Beauffort dans le rôle de la princesse.

Le portrait de la princesse Tarakanova

Le portrait de la princesse Tarakanova

 

4 Un plat en porcelaine de Wedgwood

La porcelaine de Wedgwood est caractérisée par le style classique néo-grec.

C’est Cupidon représenté ci-dessous sur une porcelaine de Wedgwood qui a été choisi comme thème de ce tableau vivant. Voici ce qu’en dit Henri Costa de Beauregard dans ses « Souvenirs de famille » : J’eus mon heure de gloire quand, dûment frisé au fer, poudré de talc, ailé, les yeux bandés j’incarnai Cupidon tendant son carquois à deux déesses drapées de blanc : Mesdames de Lévis et de Lannoy… (madame Charles de Lannoy) le tout sur fond bleu ciel, le modèle étant une bonbonnière de Wedgwood.

Un plat en porcelaine de Wedgwood

Un plat en porcelaine de Wedgwood

 

5 D’après un tableau de fête galante de Watteau

Watteau ne donnait pas de titre à ses tableaux et ce n’est qu’après sa mort que la peinture qui a inspiré le tableau vivant a reçu le nom de « Partie carrée ». Le tableau vivant a été réalisé en vue in verse du tableau original. Il semble que Raymond Crombez se soit plutôt inspiré d’une gravure copiée du tableau en vue inverse par Moyreau. De gauche à droite on retrouve dans le tableau vivant, Ferdinand de Lannoy (Pierrot), mesdames Charles de Lannoy et Charles de Beauffort et Raymond Crombez (Scaramouche).

D’après un tableau de fête galante de Watteau

D’après un tableau de fête galante de Watteau

D’après un tableau de fête galante de Watteau

 

6 Les derniers honneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Hornes

Ce tableau peint en 1851 par le peintre tournaisien Louis Gallait se trouve au musée des beaux-arts de Tournai. Il mesure 2m 33 / 3m 28. Devant le succès remporté par son œuvre Gallait l’a reproduit plusieurs fois en dimensions réduites. Il représente l’hommage rendu par les arbalétriers de Bruxelles aux comtes décapités le 5 juin 1568 sur la grand-place de Bruxelles sur les ordres du duc D’Albe.

Henri Costa de Beauregard se souvient dans ses « Souvenirs de famille » de ce tableau : Je vois encore les « Têtes coupées » de Gallait (autre dénomination de la peinture), tableau fameux du musée de Tournai, rappelant l’épisode tragique, sous la domination espagnole, de la décapitation des comtes d’Egmont et de Hornes. Plus loin il écrit, décrivant sa participation à ce tableau vivant : Je n’avais droit qu’à des rôles modestes d’enfant de chœur allumant les cierges devant les corps des suppliciés par exemple.

Egmont et Hornes sont représentés par Philippe de Lévis et Charles de Beauffort. Debout de gauche à droite : Henri Costa de Beauregard, Raymond Crombez, Ferdinand de Lannoy, Charles de Maulde, d’Hoogvorst et de Lameth.

Les derniers honneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Hornes

Les derniers honneurs rendus aux comtes d’Egmont et de Hornes

 

7 L’archange Gabriel peint par Fra Angelico

Le thème de l’Annonciation a été à de multiples reprises le thème choisi par Fra Angelico dans ses peintures. Nous avons reproduit celle-ci, réalisée vers 1429-1430, qui se rapproche le plus du tableau vivant. L’archange est représenté par madame de Lameth. Au risque de nous accuser de discuter du sexe des anges, on peut se demander s’il était judicieux de choisir une dame pour interpréter l’archange Gabriel !

L’archange Gabriel peint par Fra Angelico

L’archange Gabriel peint par Fra Angelico

Il nous a paru intéressant pour terminer cet article de publier une carte correspondance découverte il y a peu par un collectionneur. Elle représente la Marlière où avaient lieu les représentations. Oblitérée de novembre 1905, l’objet en est une invitation à la chasse envoyée au baron Ferdinand de Blommaert par Raymond Crombez. Comme on peut le voir elle a sans doute fait partie des archives de la famille Costa de Beauregard, donnons une dernière fois la parole à Henri : On répétait sérieusement sous la direction de mon oncle et la critique de la tante d’Aulan[5], sévère, mais compétent metteur en scène. On annexait notre salle à manger d’enfants où l’on dressait les tréteaux, la salle à manger ordinaire servant au public, avec buffet bien entendu.

Ainsi se passaient les loisirs à la Belle Epoque à la Marlière allant des « Tableaux vivants » aux parties de chasse. C’était avant la Grande Guerre qui mettrait un terme à cette époque : le château sera détruit en 1918 et les Crombez de Rémond de Montmort iront s’établir en France.

L’archange Gabriel peint par Fra Angelico

 

 


[1] Henri Costa de Beauregard, Souvenirs de famille, non publié.

[2] Voir sur ce même site, sous l’onglet Gba « La vie de château à Orcq à la belle époque »

[3] Nous adressons nos remerciements au comte Charles de Talhouët de nous avoir permis de reproduire ces documents figurant dans les archives du château de Bossuit et sur lesquels on retrouve la comtesse Philippe de Lévis- Mirepoix sa grand-mère.

[4] J. RAMOS, Le tableau vivant ou l’image performée, Institut National d’Histoire de l’Art, Mare et Martin, 2014

[5] Née Charlotte de Rémond de Montmort, belle-sœur d’Auguste Crombez, père de Raymond.